"Guadeloupe : Ary Chalus, le président de la région, renvoyé en correctionnelle pour avoir falsifié ses comptes de campagne"...
A l’échelle de la Guadeloupe, l’affaire a tout d’un séisme. «C’est le sujet qui tétanise un peu tout le monde, on pensait qu’il était intouchable», souffle un fin connaisseur de la politique locale. Ary Chalus, président de la région Guadeloupe depuis 2015, est convoqué devant le tribunal correctionnel de Basse-Terre ces jeudi et vendredi avec quatre autres prévenus, qui sont selon Le Monde son directeur de campagne, le trésorier, un autre membre de l’équipe et le directeur général des services de la communauté d’agglomération Grand Sud Caraïbe.
Celui qui a été tour à tour maire de Baie-Mahault, la commune la plus riche de l’île, puis député (2012-2017), est accusé d’avoir maquillé ses comptes de campagne, dépassant de plus du double le plafond autorisé lors des élections régionales de décembre 2015, et d’avoir détourné des fonds d’une association qu’il présidait. A la tête de la liste Guadeloupe unie, solidaire et responsable, il avait à l’époque remporté le scrutin au second tour, avec 57,42 % des suffrages exprimés, face à l’ancien ministre des Outre-mer de François Hollande, Victorin Lurel.
Alors que son équipe avait déclaré n’avoir dépensé lors de la campagne «que» 160 788 euros (pour un plafond légal fixé à 168 833 euros), au moins 170 966 euros supplémentaires auraient été dépensés sans avoir été déclarés à la Commission nationale des comptes de campagne (CNCCFP), selon l’avis d’audience à victime que Libération a pu consulter. Parmi les dépenses non déclarées, on trouve tout ce dont une équipe de campagne peut avoir besoin : des dizaines de milliers d’euros en imprimerie et sonorisation dont certains paiements auraient été effectués en liquide, 8 516 euros de location de véhicules, 4 426 euros de banderoles, ou encore 5 326 euros de «règlement des boissons utilisées lors des permanences pendant la campagne». Nombre de ces dépenses auraient été réglées par l’association Alliance baie-mahaultienne, organisation à visée sociale et culturelle financée notamment par des entreprises locales dont le président n’était autre que… Ary Chalus.
«La vraie victime, c’est la démocratie»
«En 2015, nous étions stupéfaits par les moyens dont disposait la liste conduite par Ary Chalus. On était sidérés du maillage territorial, de leur capacité à organiser des meetings à plusieurs endroits en même temps, à sillonner toute la Guadeloupe avec des voitures et de la sonorisation», se remémore Olivier Nicolas, premier secrétaire du Parti socialiste (PS) en Guadeloupe. Il rappelle qu’à l’époque son parti avait saisi la Commission des comptes de campagne qui avait malgré tout validé les comptes soumis par la liste conduite par Ary Chalus. Le PS a annoncé début mars se constituer partie civile dans le cadre du procès.
«La vraie victime, si les faits sont avérés, c’est la démocratie, reprend Olivier Nicolas. Cela n’apporte que plus de discrédit dans une atmosphère guadeloupéenne où plusieurs scandales de corruption ont déjà éclaté par le passé et où le “tous pourris” est une réflexion récurrente.» Les Guadeloupéens gardent en mémoire les «scandales» récents de la condamnation en 2019 en appel de l’ex-conseiller régional et colistier d’Ary Chalus, Louis Molinié, à deux ans de prison ferme et dix ans d’inéligibilité pour détournement de fonds, favoritisme, blanchiment et recel. Ou encore la condamnation en appel en 2020 de Lucette Michaux-Chevry, entre autres ancienne ministre de Jacques Chirac, à deux ans de prison avec sursis et cinq ans d’inéligibilité pour non-respect du code de l’environnement et de la santé et de favoritisme dans l’attribution d’un marché public. Contacté, Ary Chalus n’a pas souhaité répondre aux questions de Libération. Christophe Samper, son avocat, assure pour sa part que son client «a toujours nié» les faits qui lui sont reprochés et qu’il «dit qu’il ignorait tout ce qui avait pu se passer».
Renvoyé par le procureur de Basse-Terre en citation directe – procédure qui permet de ne pas passer par un juge d’instruction, utilisée lorsqu’il existe suffisamment d’éléments contre l’auteur présumé des faits – le président de la région, soutien de la première heure d’Emmanuel Macron, risque jusqu’à trois ans de prison, 375 000 euros d’amende pour des faits présumés d’«abus de confiance» concernant les fonds détournés de l’association et une peine d’inéligibilité qui pourrait entraîner la perte de son mandat, pour lequel il a été réélu en 2021. A Libération, son avocat a déjà annoncé qu’il demanderait le renvoi de l’audience, expliquant n’avoir eu accès au dossier qu’en début d’année. Une demande à laquelle le parquet ne s’opposera pas, même s’il aimerait qu’en cas de renvoi, le dossier «revienne avant la fin de l’année».
21 989 euros de «prestations» pour un journaliste
Dans l’avis d’audience à victime, une dépense fait par ailleurs particulièrement parler sur l’archipel : le règlement de 21 989 euros à Gilbert Pincemail pour des «prestations organisées pendant la campagne». Problème : Gilbert Pincemail est journaliste pour la radio Guadeloupe la 1ère, chargé depuis quelques années de la présentation des journaux du matin et de l’animation d’une émission hebdomadaire qui revient sur l’actualité guadeloupéenne. Le parquet de Basse-Terre n’a pas voulu nous en dire plus sur la nature de ces prestations, rappelant simplement que le journaliste ne fait pas partie des prévenus.
«Travailler pour quelqu’un et être payé, ce n’est pas interdit. Le directeur de campagne d’Ary Chalus m’avait demandé de faire un certain nombre de choses comme la surveillance et la gestion des réseaux sociaux. J’ai donc rémunéré des jeunes pour le faire», se justifie auprès de Libération Gilbert Pincemail.
Le journaliste assure par ailleurs qu’il ne traitait en 2015 que des sujets qui sont «en dehors du champ de la politique» et qu’il n’était pas au courant des «problèmes de comptes de campagne» rencontrés par l’équipe d’Ary Chalus. Il précise par ailleurs avoir été mis en retrait de ses fonctions de présentateur à sa demande depuis le début du mois de mars, privilégiant un poste de reporter le temps que la situation s’apaise.
Contactée par Libération, la direction de Guadeloupe la 1ère assure qu’une «procédure disciplinaire» a été engagée «au regard de la gravité des faits rapportés» mais «qu’à ce stade de la procédure, l’entreprise ne peut en dire davantage».
Au sein de la rédaction, les explications de Gilbert Pincemail n’ont pas convaincu tout le monde. «On ressent une honte profonde, c’est une faute grave. C’est toute notre crédibilité qui est en jeu. Comment vous voulez que les gens ne nous crachent pas dessus alors qu’un journaliste de notre antenne a été rémunéré par un candidat en pleine élection», dénonce un journaliste de la station sous couvert d’anonymat. Et ce dernier de citer le licenciement express de Rachid M’Barki après avoir diffusé des informations volontairement biaisées et orientées sur BFMTV sans l’aval de sa hiérarchie. «Gilbert Pincemail est lui, malgré les révélations et une condamnation il y a quelques années, toujours en poste.» Gilbert Pincemail a en effet été condamné en 2018, avec sa compagne, l’ex-conseillère régionale Maguy Céligny, à respectivement neuf et douze mois de prison avec sursis et de lourdes amendes pour abus de bien sociaux en lien avec une société qu’ils détenaient. Le couple a fait appel de la décision."