lundi 3 juin 2019

Quand Les Inrocks s’interrogeaient sur les responsabilités d’Ernotte à France Télécom.


Quand Les  Inrocks s’interrogeaient sur les responsabilités d’Ernotte à France Télécom. 

Alors que se poursuit jusqu'au 12 juillet le procès des suicides débuté le 6 mai dernier mais plus largement celui du plan machiavélique de l’entreprise pour faire partir un maximum de salariés à France Télécom à moindre coût (l’histoire est un éternel recommencement comme dit l’adage !), le blog CGC Média a retrouvé pour vous l’article publié par Les  Inrocks qui s’interrogeait sur les responsabilités d’Ernotte à France Télécom.

« Ce que les dirigeants n’avaient pas prévu, c’est que cinquante-huit d’entre eux, au lieu de se laisser accompagner par leur manager jusqu’en phase 6, celle de “l’acceptation du changement”, iraient jusqu’au suicide ou à la tentative de suicide. » écrit le magasine qui interroge alors Ernotte.  

« Dans son bureau…nous interrogeons la directrice exécutive adjointe du groupe France Télécom Orange, Delphine Ernotte » ajoutent fort à propos Les  Inrocks qui s’étonnent : “Qu’est-ce qu’un outil comme la ‘courbe de deuil’ vient faire entre les mains d’un manager ?


“Ce qu’on voulait, c’était accompagner au maximum les employés. Mais peut-être était-ce maladroit répondra l’intéressée qui pressée de s’expliquerVous aviez prévu des dépressions : c’est écrit dans les documents. Vous auriez pu prévoir que certains allaient craquer, non ? … Vous aviez prévu des dépressions : c’est écrit dans les documents. Vous auriez pu prévoir que certains allaient craquer, non ? enchérira “Non. On ne l’a pas du tout imaginé.” 

Le blog CGC Média vous propose de découvrir ci-après l’article des Inrocks faisant, entre autres, référence à la politique du deuil dont nous avions largement parlé, intitulé « Humiliation, dépression, démission: l'offre triple play de France Télécom »

Un ancien directeur régional raconte le plan machiavélique de l’entreprise pour faire partir 22 000 personnes du groupe sans avoir à les licencier. 


C’était en 2006. La femme, cadre supérieure chez France Télécom, entre comme une fusée dans le bureau de son supérieur hiérarchique :

“Je te préviens, ici, il n’y a ni micros ni caméras. Je suis mandatée au plus haut niveau pour te dire que tu n’as plus rien à attendre de l’entreprise. On fera tout pour que tu partes, sinon, on te détruira !”


Puis elle sort du bureau, laissant son chef, Christian, halluciné. Ce directeur régional de France Télécom, qui dirigeait 13 000 personnes, a longtemps hésité avant de nous raconter ce qui va suivre. Il a 57 ans. Il sait qu’il est le premier responsable à révéler ce qu’il a vu dans son entreprise. Ce qu’il décrit ? La mise en pratique, au sein du groupe France Télécom Orange, d’un management qui fait souffrir les salariés. Ce mois de septembre, cinq d’entre eux se sont encore donné la mort, portant à cinquante-huit le total des suicides depuis trois ans.


"Ça va être ‘le bon, la brute et le truand’"


Christian se souvient du jour, en 2004, où deux cents cadres et directeurs se sont retrouvés à Paris dans un amphithéâtre. Didier Lombard, le pdg de l’époque, leur présente le nouveau visage de l’entreprise :

“Je vous préviens : les choses vont changer ! Je viens vous présenter ma nouvelle équipe. Elle va jouer dans un registre que vous ne connaissez pas : ça va être ‘le bon, la brute et le truand’. Le bon, il n’est plus là. La brute, continue-t-il en désignant le numéro 2 du groupe, Louis-Pierre Wenes, c’est lui. Et le truand, pointant du doigt le DRH Olivier Barberot, le voici !”

Derrière la blague, Didier Lombard annonce le scénario pour les trois ans à venir : faire partir 22 000 personnes du groupe sans avoir à les licencier. Voici la recette : on incitera des salariés à démissionner ; on en mutera dans d’autres secteurs de la fonction publique ; on signera des congés de fin de carrière. Dans la salle, Christian est bon public. Le rachat d’Orange en 2000 a plombé les comptes. La concurrence est féroce. Pour survivre, il faudra bien réduire les effectifs. Christian sait qu’il va recevoir des directives pour réaliser le projet du pdg : le plan Next.


Quelques jours plus tard, cinq ingénieurs qu’il dirige sont appelés à Paris pour suivre un stage de management. Le jour de leur départ, Christian voit l’un d’eux, Philippe, embrasser son collègue et proche ami Serge. Dix jours plus tard, Philippe revient de son stage.

“Au premier regard, se remémore Christian, je vois qu’il n’est plus le même. Il me regarde différemment. Il nous regarde tous différemment.”

Philippe retrouve son ami Serge au déjeuner, qui lui demande comment s’est déroulé son stage.

“Je t’expliquerai les nouvelles règles, répond Philippe. Je passe manager. Tout doit changer. – Comment ça, tout doit changer ? – Tu le verras rapidement. Selon nos patrons, on est trop nombreux ici.”


"Dans trois mois, on doit être dix ingénieurs de moins"


Informé de cet échange, Christian convoque Philippe pour une explication. Elle se déroule dans le bureau de Christian, avec sa table en verre, son canapé, sa table basse ; mobilier corporate lisse et froid comme un bar à sushis. Christian harponne Philippe :

“Tu as dit à Serge qu’on était trop nombreux, ici. Ça veut dire quoi ? – Toi qui es dans la hiérarchie, tu dois connaître : c’est le plan Next. Je fais partie des quatre mille qu’on a sélectionnés pour l’appliquer sur le terrain. J’ai un objectif clair : dans trois mois, on doit être dix ingénieurs de moins sur les trente que nous sommes.”

Pour virer les dix ingénieurs, Philippe annonce :

“On va leur faire comprendre que l’entreprise est en guerre et que dans toute guerre, il y a des morts. Et que bouger, accepter le changement, c’est la vie. – C’est ça qu’on t’a appris dans le stage ? – Entre autres.»

Devenu manager, Philippe applique dans son équipe le plan Next. L’open-space qu’il anime est tourneboulé comme un cube. Stéphane, invisible ingénieur d’une équipe commerciale, dirige soudain Rodolphe, qui était son supérieur la veille. Thierry, un cadre qui refuse la promotion qu’on lui impose, se voit rétrogradé et placé sous l’autorité d’un de ses subalternes. Philippe ordonne, place et déplace les employés. Dans l’openspace, on commence à se regarder de travers. Des camps se forment. On se parle moins à la cantine. Dans son bureau, Christian reçoit des appels de sa direction parisienne.

“On me conseille de fixer des objectifs inatteignables, pour pouvoir dire au collaborateur : ‘Je suis désolé, mais là, on ne peut plus continuer avec toi’…”

Peu à peu, des infos lui parviennent des boutiques, des centres d’appels, des open-spaces chamboulés par le plan Next : ça va mal. Les salariés commencent à faire des dépressions. Des formules comme “au bout du rouleau”, “envie de suicide” remontent jusqu’à lui. Il décide d’alerter Paris et envoie des e-mails à la DRH du groupe.

Christian ne reçoit aucune réponse. Jusqu’à ce matin de 2006 où Simone, membre de son équipe d’encadrement, débarque en trombe dans son bureau pour lui déclarer que sa hiérarchie ne veut plus de lui.

A dater de ce jour, des cadres sous les ordres de Christian passent devant lui sans le regarder. Il se demande comment Philippe, bon et solidaire, a pu devenir en dix jours un manager capable de muter, tel un pion, un collègue avec qui il déjeune à midi. Il imagine de redoutables techniques de lavage de cerveau. Il en parle à Oscar, un cadre de la direction parisienne du groupe, qui lui a gardé son amitié. Christian ne peut pas mieux tomber : Oscar a participé au fameux stage où l’on a formé Philippe aux techniques pour mobiliser les employés et leur “faire accepter le changement”.


Un curieux schéma


Un soir, loin des bureaux, Oscar lui donne les fiches pédagogiques qu’il a reçues comme Philippe lors de leur stage parisien dans les locaux d’Obifive, une société internationale de coaching en management. Il découvre un curieux schéma. Un plan de la bataille d’Angleterre de 1940, qui vante la “précision” et la force de “l’exécution conforme” des avions de chasse allemands. Intrigués, nous demandons un rendez-vous à Céline Lerenard, la directrice associée d’Obifive :


“Ce n’est pas un peu bizarre, de comparer les concurrents de France Télécom à des avions allemands ? – Vous avez mal compris. On voulait faire ressortir la solidarité qui existait entre les pilotes et les mécaniciens de la Royal Air-Force. – Pardon, mais ça, ça n’est écrit nulle part. Ce qu’on voit, ce sont des avions de la Luftwaffe bombardant des villes en Angleterre. – Alors vous avez mal compris.”



Des témoins, des employés de France Télécom qui ont participé au stage, racontent une autre histoire : “Les formateurs expliquaient que nous étions en guerre. D’abord, on nous montrait l’Angleterre prise en tenailles par les nazis. Ensuite, on nous montrait Orange prise en tenailles par Free, par Bouygues et par Nokia…”

Nous rencontrons Bruno Diehl à Paris. Conseiller en management de l’équipe du pdg de France Télécom jusqu’en 2007, il a écrit en mai 2010 un livre montrant comment, à partir de l’an 2000, un management déshumanisé a plombé l’entreprise. Diehl était en relation avec des formateurs qui animaient les stages de management. Il nous décrit des stages efficaces et vivants, concrets, pleins d’exercices pratiques inspirés de la réalité.

Par exemple, on proposait aux stagiaires de réduire de moitié les effectifs de leur plate-forme : vingt-cinq personnes à faire partir. Sur ces vingt-cinq, l’une avait une mère atteinte d’une maladie grave. Il va la voir chaque jour et sa mutation doit l’envoyer à plus de 100 kilomètres. Exercice : “Comment vous y prenez-vous pour le faire partir ?” Après quoi, le formateur donnait la réponse. Il faut, disait-il, faire comprendre avec humanité l’importance de ce choix : soit le collaborateur emmène sa mère avec lui, soit il démissionne pour rester auprès d’elle. “Culpabilisé, le collaborateur prendra lui-même la bonne décision : démissionner.”




Christian découvre un second document. Celui-là prouve que France Télécom savait que ses employés allaient inévitablement perdre leurs repères, puis leur moral. C’est une belle courbe, signée Orange et Orga Consultants, une autre société de coaching en management. Elle s’intitule “Les phases du deuil”. Cet outil devait permettre au manager de comprendre l’état psychique du salarié qui subit une mutation forcée dans une ville éloignée ou dans un autre service.


La “courbe du deuil” définit six étapes : l’annonce de la mutation, le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la résignation et, pour finir, l’intégration du salarié. Le manager est averti : en phase 3, la “résistance”, l’employé peut se livrer à des actes de sabotage. Puis en phase 4, la “décompression”, il va chuter dans le désespoir et la dépression. La légende, sous la courbe, conseille au manager de faire entendre à son employé dépressif que “l’évolution des besoins est à la source du changement”. En français, que sa mutation est inévitable.


Ces dépressifs programmés, Christian en a repéré plusieurs au sein de la boîte. Ce que les dirigeants n’avaient pas prévu, c’est que cinquante-huit d’entre eux, au lieu de se laisser accompagner par leur manager jusqu’en phase 6, celle de “l’acceptation du changement”, iraient jusqu’au suicide ou à la tentative de suicide. Dans son bureau, à Arcueil, Val-de-Marne, nous interrogeons la directrice exécutive adjointe du groupe France Télécom Orange, Delphine Ernotte.


“Qu’est-ce qu’un outil comme la ‘courbe de deuil’vient faire entre les mains d’un manager ?  

– Ce qu’on voulait, c’était accompagner au maximum les employés. Mais peut-être était-ce maladroit. 

– Vous aviez prévu des dépressions : c’est écrit dans les documents. Vous auriez pu prévoir que certains allaient craquer, non ? 

– Non. On ne l’a pas du tout imaginé.”


(*)



Un matin de 2007, Christian est convoqué place d’Alleray, à Paris, le siège du groupe. Sur le courrier recommandé, aucun détail sur le motif de la convocation. Une fois sur place, il cogne à la porte du DRH du groupe, Olivier Barberot, qu’il connaît et qu’il tutoie. Mais Barberot ne le reçoit pas comme d’habitude. Il le vouvoie :

“Monsieur, vous deviez vous présenter hier, vous ne l’avez pas fait. Cela nous contraint à engager une procédure disciplinaire. A moins que vous n’acceptiez de signer votre départ de l’entreprise.”

Christian écoute le DRH, accompagné d’un assistant, lui vanter l’intérêt d’un départ à l’amiable. Au bout de quelques phrases, Christian explose : “Je n’imaginais pas que vous étiez capables d’une saloperie pareille ! Vous êtes des salauds mais vous avez gagné : je ne veux plus vous voir. Je ne veux plus travailler avec des gens comme vous.”

Puis, sur ces mots, Christian signe son départ, quitte l’immeuble en pleurant et prend le chemin d’une autre vie. Après la révélation, l’an dernier, du scandale des suicides en série, Olivier Barberot, qui gérait la carrière de 200 000 employés du groupe, a été déplacé au poste de pdg d’une filiale de sept-cent cinquante personnes. Nous n’avons pas réussi à le joindre pour entendre sa réponse au récit de Christian. Mais nous avons pu parler au téléphone à un communicant du groupe France Télécom Orange. Nous l’informons que Les Inrocks ont recueilli le témoignage d’un de leurs anciens directeurs régionaux, et que celui-ci, pour ne pas exposer sa nouvelle carrière, préfère taire son nom dans l’immédiat.

“Ne connaissant pas ce monsieur, il nous est difficile de répondre à ce qu’il dit avec précision. Des dérives dans la politique d’objectifs ? Oui, il y en a eu. Qu’à un endroit, ça ait pu exister, c’est possible. Mais il ne faut pas généraliser. Cela ne relève d’aucune politique malsaine.”


Ce mois de septembre, les suicides continuent chez France Télécom. Pour corriger ses erreurs, la direction réforme. Le nouveau pdg, Stéphane Richard, a confirmé la fin des mutations forcées du personnel, le retour à un management plus humain. On nous assure qu’il n’y a plus de contrats avec Obifive et Orga Consultants. Ces sociétés de coaching ne formateront plus les managers du groupe avec la bataille d’Angleterre et la “courbe du deuil”.

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