Quand Les Inrocks s’interrogeaient sur les
responsabilités d’Ernotte à France Télécom.
« Ce que les dirigeants n’avaient pas prévu, c’est
que cinquante-huit d’entre eux, au lieu de se laisser accompagner par leur
manager jusqu’en phase 6, celle de “l’acceptation du changement”, iraient
jusqu’au suicide ou à la tentative de suicide. » écrit le magasine
qui interroge alors Ernotte.
« Dans son bureau…nous
interrogeons la directrice exécutive adjointe du groupe France Télécom Orange, Delphine Ernotte » ajoutent fort à propos
Les Inrocks qui s’étonnent : “Qu’est-ce qu’un outil comme la ‘courbe de deuil’
vient faire entre les mains d’un manager ? ”
“Ce qu’on voulait, c’était accompagner au maximum les
employés. Mais peut-être était-ce maladroit” répondra l’intéressée qui pressée de
s’expliquer “Vous aviez prévu des dépressions : c’est écrit dans les documents.
Vous auriez pu prévoir que certains allaient craquer, non ? … Vous
aviez prévu des dépressions : c’est écrit dans les documents. Vous auriez pu
prévoir que certains allaient craquer, non ?” enchérira “Non.
On ne l’a pas du tout imaginé.”
Un ancien directeur régional raconte le plan
machiavélique de l’entreprise pour faire partir 22 000 personnes du groupe sans
avoir à les licencier.
C’était en 2006. La femme, cadre supérieure chez
France Télécom, entre comme une fusée dans le bureau de son supérieur
hiérarchique :
“Je te préviens, ici, il n’y a ni micros ni caméras.
Je suis mandatée au plus haut niveau pour te dire que tu n’as plus rien à
attendre de l’entreprise. On fera tout pour que tu partes, sinon, on te
détruira !”
Puis elle sort du bureau, laissant son chef,
Christian, halluciné. Ce directeur régional de France Télécom, qui dirigeait 13
000 personnes, a longtemps hésité avant de nous raconter ce qui va suivre. Il a
57 ans. Il sait qu’il est le premier responsable à révéler ce qu’il a vu dans
son entreprise. Ce qu’il décrit ? La mise en pratique, au sein du groupe France
Télécom Orange, d’un management qui fait souffrir les salariés. Ce mois de
septembre, cinq d’entre eux se sont encore donné la mort, portant à
cinquante-huit le total des suicides depuis trois ans.
"Ça va être ‘le bon, la brute et le truand’"
Christian se souvient du jour, en 2004, où deux cents
cadres et directeurs se sont retrouvés à Paris dans un amphithéâtre. Didier
Lombard, le pdg de l’époque, leur présente le nouveau visage de l’entreprise :
“Je vous préviens : les choses vont changer ! Je viens
vous présenter ma nouvelle équipe. Elle va jouer dans un registre que vous ne
connaissez pas : ça va être ‘le bon, la brute et le truand’. Le bon, il n’est
plus là. La brute, continue-t-il en désignant le numéro 2 du groupe,
Louis-Pierre Wenes, c’est lui. Et le truand, pointant du doigt le DRH Olivier
Barberot, le voici !”
Derrière la blague, Didier Lombard annonce le scénario
pour les trois ans à venir : faire partir 22 000 personnes du groupe sans avoir
à les licencier. Voici la recette : on incitera des salariés à démissionner ;
on en mutera dans d’autres secteurs de la fonction publique ; on signera des
congés de fin de carrière. Dans la salle, Christian est bon public. Le rachat
d’Orange en 2000 a plombé les comptes. La concurrence est féroce. Pour
survivre, il faudra bien réduire les effectifs. Christian sait qu’il va
recevoir des directives pour réaliser le projet du pdg : le plan Next.
Quelques jours plus tard, cinq ingénieurs qu’il dirige
sont appelés à Paris pour suivre un stage de management. Le jour de leur
départ, Christian voit l’un d’eux, Philippe, embrasser son collègue et proche
ami Serge. Dix jours plus tard, Philippe revient de son stage.
“Au premier regard, se remémore Christian, je vois
qu’il n’est plus le même. Il me regarde différemment. Il nous regarde tous
différemment.”
Philippe retrouve son ami Serge au déjeuner, qui lui
demande comment s’est déroulé son stage.
“Je t’expliquerai les nouvelles règles, répond
Philippe. Je passe manager. Tout doit changer. – Comment ça, tout doit changer
? – Tu le verras rapidement. Selon nos patrons, on est trop nombreux ici.”
"Dans trois mois, on doit être dix ingénieurs de
moins"
Informé de cet échange, Christian convoque Philippe
pour une explication. Elle se déroule dans le bureau de Christian, avec sa
table en verre, son canapé, sa table basse ; mobilier corporate lisse et froid
comme un bar à sushis. Christian harponne Philippe :
“Tu as dit à Serge qu’on était trop nombreux, ici. Ça
veut dire quoi ? – Toi qui es dans la hiérarchie, tu dois connaître : c’est le
plan Next. Je fais partie des quatre mille qu’on a sélectionnés pour
l’appliquer sur le terrain. J’ai un objectif clair : dans trois mois, on doit
être dix ingénieurs de moins sur les trente que nous sommes.”
Pour virer les dix ingénieurs, Philippe annonce :
“On va leur faire comprendre que l’entreprise est en
guerre et que dans toute guerre, il y a des morts. Et que bouger, accepter le
changement, c’est la vie. – C’est ça qu’on t’a appris dans le stage ? – Entre
autres.»
Devenu manager, Philippe applique dans son équipe le
plan Next. L’open-space qu’il anime est tourneboulé comme un cube. Stéphane,
invisible ingénieur d’une équipe commerciale, dirige soudain Rodolphe, qui
était son supérieur la veille. Thierry, un cadre qui refuse la promotion qu’on
lui impose, se voit rétrogradé et placé sous l’autorité d’un de ses
subalternes. Philippe ordonne, place et déplace les employés. Dans l’openspace,
on commence à se regarder de travers. Des camps se forment. On se parle moins à
la cantine. Dans son bureau, Christian reçoit des appels de sa direction parisienne.
“On me conseille de fixer des objectifs
inatteignables, pour pouvoir dire au collaborateur : ‘Je suis désolé, mais là,
on ne peut plus continuer avec toi’…”
Peu à peu, des infos lui parviennent des boutiques,
des centres d’appels, des open-spaces chamboulés par le plan Next : ça va mal.
Les salariés commencent à faire des dépressions. Des formules comme “au bout du
rouleau”, “envie de suicide” remontent jusqu’à lui. Il décide d’alerter Paris
et envoie des e-mails à la DRH du groupe.
Christian ne reçoit aucune réponse. Jusqu’à ce matin
de 2006 où Simone, membre de son équipe d’encadrement, débarque en trombe dans
son bureau pour lui déclarer que sa hiérarchie ne veut plus de lui.
A dater de ce jour, des cadres sous les ordres de
Christian passent devant lui sans le regarder. Il se demande comment Philippe,
bon et solidaire, a pu devenir en dix jours un manager capable de muter, tel un
pion, un collègue avec qui il déjeune à midi. Il imagine de redoutables
techniques de lavage de cerveau. Il en parle à Oscar, un cadre de la direction
parisienne du groupe, qui lui a gardé son amitié. Christian ne peut pas mieux
tomber : Oscar a participé au fameux stage où l’on a formé Philippe aux
techniques pour mobiliser les employés et leur “faire accepter le changement”.
Un curieux schéma
Un soir, loin des bureaux, Oscar lui donne les fiches
pédagogiques qu’il a reçues comme Philippe lors de leur stage parisien dans les
locaux d’Obifive, une société internationale de coaching en management. Il
découvre un curieux schéma. Un plan de la bataille d’Angleterre de 1940, qui
vante la “précision” et la force de “l’exécution conforme” des avions de chasse
allemands. Intrigués, nous demandons un rendez-vous à Céline Lerenard, la
directrice associée d’Obifive :
“Ce n’est pas un peu bizarre, de comparer les
concurrents de France Télécom à des avions allemands ? – Vous avez mal compris.
On voulait faire ressortir la solidarité qui existait entre les pilotes et les
mécaniciens de la Royal Air-Force. – Pardon, mais ça, ça n’est écrit nulle
part. Ce qu’on voit, ce sont des avions de la Luftwaffe bombardant des villes
en Angleterre. – Alors vous avez mal compris.”
Des témoins, des employés de France Télécom qui ont
participé au stage, racontent une autre histoire : “Les formateurs
expliquaient que nous étions en guerre. D’abord, on nous montrait l’Angleterre
prise en tenailles par les nazis. Ensuite, on nous montrait Orange prise en
tenailles par Free, par Bouygues et par Nokia…”
Nous rencontrons Bruno Diehl à Paris. Conseiller en
management de l’équipe du pdg de France Télécom jusqu’en 2007, il a écrit en
mai 2010 un livre montrant comment, à partir de l’an 2000, un management
déshumanisé a plombé l’entreprise. Diehl était en relation avec des formateurs
qui animaient les stages de management. Il nous décrit des stages efficaces et vivants,
concrets, pleins d’exercices pratiques inspirés de la réalité.
Par exemple, on proposait aux stagiaires de réduire de
moitié les effectifs de leur plate-forme : vingt-cinq personnes à faire partir.
Sur ces vingt-cinq, l’une avait une mère atteinte d’une maladie grave. Il va la
voir chaque jour et sa mutation doit l’envoyer à plus de 100 kilomètres.
Exercice : “Comment vous y prenez-vous pour le faire partir ?” Après quoi, le
formateur donnait la réponse. Il faut, disait-il, faire comprendre avec humanité
l’importance de ce choix : soit le collaborateur emmène sa mère avec lui, soit
il démissionne pour rester auprès d’elle. “Culpabilisé, le collaborateur
prendra lui-même la bonne décision : démissionner.”
Christian découvre un second document. Celui-là prouve
que France Télécom savait que ses employés allaient inévitablement perdre leurs
repères, puis leur moral. C’est une belle courbe, signée Orange et Orga
Consultants, une autre société de coaching en management. Elle s’intitule “Les
phases du deuil”. Cet outil devait permettre au manager de comprendre
l’état psychique du salarié qui subit une mutation forcée dans une ville
éloignée ou dans un autre service.
La “courbe du deuil” définit six étapes : l’annonce de
la mutation, le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la
résignation et, pour finir, l’intégration du salarié. Le manager est averti :
en phase 3, la “résistance”, l’employé peut se livrer à des actes de sabotage.
Puis en phase 4, la “décompression”, il va chuter dans le désespoir et la
dépression. La légende, sous la courbe, conseille au manager de faire entendre
à son employé dépressif que “l’évolution des besoins est à la source du
changement”. En français, que sa mutation est inévitable.
Ces dépressifs programmés, Christian en a repéré
plusieurs au sein de la boîte. Ce que les dirigeants n’avaient pas prévu, c’est
que cinquante-huit d’entre eux, au lieu de se laisser accompagner par leur
manager jusqu’en phase 6, celle de “l’acceptation du changement”, iraient
jusqu’au suicide ou à la tentative de suicide. Dans son bureau, à Arcueil,
Val-de-Marne, nous interrogeons la directrice exécutive adjointe du groupe
France Télécom Orange, Delphine Ernotte.
Un matin de 2007, Christian est convoqué place
d’Alleray, à Paris, le siège du groupe. Sur le courrier recommandé, aucun
détail sur le motif de la convocation. Une fois sur place, il cogne à la porte
du DRH du groupe, Olivier Barberot, qu’il connaît et qu’il tutoie. Mais
Barberot ne le reçoit pas comme d’habitude. Il le vouvoie :
“Monsieur, vous deviez vous présenter hier, vous ne
l’avez pas fait. Cela nous contraint à engager une procédure disciplinaire. A moins
que vous n’acceptiez de signer votre départ de l’entreprise.”
Christian écoute le DRH, accompagné d’un assistant,
lui vanter l’intérêt d’un départ à l’amiable. Au bout de quelques phrases,
Christian explose : “Je n’imaginais pas que vous étiez capables d’une
saloperie pareille ! Vous êtes des salauds mais vous avez gagné : je ne veux
plus vous voir. Je ne veux plus travailler avec des gens comme vous.”
Puis, sur ces mots, Christian signe son départ, quitte
l’immeuble en pleurant et prend le chemin d’une autre vie. Après la révélation,
l’an dernier, du scandale des suicides en série, Olivier Barberot, qui gérait
la carrière de 200 000 employés du groupe, a été déplacé au poste de pdg d’une
filiale de sept-cent cinquante personnes. Nous n’avons pas réussi à le joindre
pour entendre sa réponse au récit de Christian. Mais nous avons pu parler au
téléphone à un communicant du groupe France Télécom Orange. Nous l’informons
que Les Inrocks ont recueilli le témoignage d’un de leurs anciens
directeurs régionaux, et que celui-ci, pour ne pas exposer sa nouvelle
carrière, préfère taire son nom dans l’immédiat.
“Ne connaissant pas ce monsieur, il nous est difficile
de répondre à ce qu’il dit avec précision. Des dérives dans la politique
d’objectifs ? Oui, il y en a eu. Qu’à un endroit, ça ait pu exister, c’est
possible. Mais il ne faut pas généraliser. Cela ne relève d’aucune politique
malsaine.”
Ce mois de septembre, les suicides continuent chez
France Télécom. Pour corriger ses erreurs, la direction réforme. Le nouveau
pdg, Stéphane Richard, a confirmé la fin des mutations forcées du personnel, le
retour à un management plus humain. On nous assure qu’il n’y a plus de contrats
avec Obifive et Orga Consultants. Ces sociétés de coaching ne formateront plus
les managers du groupe avec la bataille d’Angleterre et la “courbe du deuil”.